Interview

Archive Interview : Les secrets d'« Histoire Couleur Terre » par Kim Dong-Hwa

Entretien exclusif avec l'auteur d'Histoire couleur terre, à l'occasion de la parution du dernier tome. Unanimement admiré et respecté, Kim Dong-Hwa est l'un des initiateurs de la bande dessinée d'auteur, en Corée.

Casterman : D’où vient Histoire couleur terre ? Qu’est-ce qui vous a inspiré cette histoire de femmes ?

Kim Dong-hwa : Ce n’est pas réellement la dimension féminine en soi qui est à l’origine de l’histoire — même si elle est importante, évidemment. Ce qui m’a surtout guidé lors de la conception d’Histoire couleur terre, c’était mon désir de faire le récit d’un apprentissage, d’une transformation. Il y avait longtemps que je voulais raconter, dans tous ses détails, la manière dont un être humain grandit, la façon dont il se transforme depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte. Partant de là, il m’a semblé logique de mettre en avant un personnage féminin : les femmes sont, de loin, celles qui subissent le plus de transformations au cours de la période qui mène à l’âge adulte. Et il y a toujours davantage à dire lorsqu’on s’intéresse au devenir des femmes plutôt qu’à celui des hommes…

Casterman : À vos yeux, c’est donc le personnage de la petite fille, Ihwa, qui est au premier plan de cette histoire, davantage que celui de sa mère, Namwon ?

Kim Dong-hwa : C’est elle qui en est le pivot, en effet. Mais cela ne fait pas pour autant de sa mère un personnage secondaire. Ce qui est au cœur du récit, c’est la relation des deux personnages, la manière dont évoluent leurs sentiments réciproques, leurs émotions. J’ai voulu faire en sorte que la mère et la fille incarnent chacune à sa manière, à des âges différents, deux facettes distinctes et complémentaires de l’identité féminine.

Casterman : Peut-on dire que la forme d’isolement social qu’elles doivent affronter ensemble au fil de l’histoire fait d’elles une sorte de couple ?

Kim Dong-hwa : Pas au sens que l’on donne d’habitude à ce mot, non. Pour moi, au-delà des liens du sang, leur relation est d’essence amicale, comme deux grandes amies de très longue date, unies par des liens très profonds, qui auraient pris depuis toujours l’habitude de tout se dire.

Casterman : Pour des lecteurs français, il est assez surprenant de constater avec quelle finesse vous — un homme — avez su capter toute la palette émotionnelle de la relation mère-fille. Où avez-vous puisé votre inspiration pour dépeindre avec autant de détails et de justesse l’intensité de cette relation ?

Kim Dong-hwa : J’ai toujours été passionné par la compréhension de l’identité des femmes. En tant qu’auteur de bande dessinée, avant de réaliser Histoire couleur terre, j’ai surtout signé des histoires destinées à des publics féminins. Alors, je pense que mon inspiration, je l’ai surtout tiré de l’observation des femmes de mon environnement. Il me semble probable, par exemple, que les émotions vécues par le personnage de Namwon, la mère d’Histoire couleur terre, me viennent en partie de ma propre mère.

Casterman : Vous voulez dire que le genre de relation rapportée dans Histoire couleur terre n’est pas particulièrement rare ou atypique dans l’univers coréen ?

Kim Dong-hwa : Oui, exactement. Ihwa et sa mère forment un duo mère-fille absolument typique de la manière d’être des femmes en Corée. Au sein d’une famille coréenne, aujourd’hui encore, ce qu’une mère ne peut pas confier à un mari un peu rigide ou conservateur, elle le racontera volontiers à sa fille — la fille aînée, lorsqu’il y en a plusieurs —, avec une grande complicité. Et cela même une fois que la fille en question se sera elle-même mariée et aura quitté le foyer familial. Car bien sûr, cela fonctionne dans les deux sens : la fille, de son côté, fera également, tout aussi volontiers, des confidences à sa mère sur ce qu’elle ressent dans l’intimité de sa propre vie.

Casterman : Vous situez Histoire couleur terre dans une Corée du temps passé, mais dont l’époque précise est indifférenciée. Pourquoi ?

Kim Dong-hwa : Parce que ce n’était pas l’essentiel du sujet. Ce que je voulais mettre au centre de cette histoire, c’était l’évolution de mon personnage féminin et la relation mère-fille dont nous venons de parler. Et cela, ça n’a strictement rien à voir avec une époque ou une autre. Les émotions passant entre une mère coréenne et sa fille restent finalement intangibles, que ce soit il y a cinquante ou il y a cinq cent ans.

Casterman : Mais pourquoi, dans ce cas, avoir tout de même choisi de mettre en scène une époque passée. Vous auriez parfaitement pu situer votre intrigue dans un décor contemporain, plein de voitures et de buildings ultra-modernes…

Kim Dong-hwa : C’est davantage une question de goût personnel. J’aime beaucoup cette Corée d’avant où les voitures et les tours urbaines n’existaient pas. Cette époque révolue me manque, j’en suis un peu nostalgique. Et je ne vous surprendrai pas, évidemment, en vous précisant qu’en vérité, l’époque à laquelle se déroule Histoire couleur terre est plus ou moins celle de ma propre petite enfance. On est toujours plus juste, en tant que narrateur, lorsqu’on se réfère à des éléments qu’on a soi-même connus.

Casterman : Dans ce récit, on sent aussi affleurer partout un attrait très puissant, lui aussi un peu nostalgique, pour la Nature…

Kim Dong-hwa : Oui, c’est une sensibilité très forte chez moi. Je vis en ville, comme la plupart des gens, mais la proximité et le contact avec la nature me manquent presque constamment, parfois si fort que j’en ai les larmes aux yeux. Alors, j’essaie de m’échapper de la ville aussi souvent que possible, de me perdre dans la campagne pour retrouver un peu de la magie de la nature et des éléments. Quant au côté nostalgique, il est vrai que c’est un aspect presque constant de ma personnalité. J’aime ce qui vient du passé, tout ce qui est ancien. Ce n’est pas par hasard si je collectionne les modèles réduits (l’atelier de Kim Dong-hwa est meublé de grandes armoires de verre pleines de petites voitures de collection, dont certains millésimes anciens très recherchés par les collectionneurs, ndlr). Un immeuble de plus de 60 étages, comme on en trouve à Séoul, ça se réalise en à peine cinq ans ; en revanche, le premier arbre venu, il faut au minimum vingt ans pour le produire. Je suis sensible à cette notion de durée.

Casterman : Quelles sont les réactions qu’Histoire couleur terre a suscitées lors de sa parution initiale en Corée ?

Kim Dong-hwa : Des réactions de surprise d’abord, et beaucoup de commentaires positifs ensuite. A cette époque, lors de la première parution, il s’agissait d’un style et d’un sujet vraiment nouveaux. Personne n’avait travaillé de cette manière auparavant, avec une approche, disons, littéraire. On considérait que la bande dessinée devait avoir une fonction de divertissement, et rien d’autre. Il n’était pas question, à priori, de pouvoir traiter ainsi de sujets « sérieux ». J’ai reçu un excellent accueil critique, et le public a suivi – un public adulte, à partir de vingt ans, qui tranchait assez nettement avec le public adolescent de mes précédentes publications. Certaines lectrices m’ont écrit pour me dire qu’elles allaient faire lire mon histoire à leur propre mère, et ça, je peux vous dire que dans la Corée d’alors, c’était pratiquement impensable !

Propos recueillis par Nicolas Finet.

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