Interview

Archive Interview : Enki Bilal présente « Julia & Roem »

L'apocalypse, et après. Dans Animal’z, Enki Bilal dépeignait une Terre convulsée d’après le cataclysme. Julia & Roem prolonge cette exploration, dans un registre âpre d’une spectaculaire beauté. Visite de cet univers mouvant, en compagnie du maître des lieux.

Casterman : Dès les premières images, on est immergé dans un univers dont la chromie est radicalement différente de celle d’Animal’z. A-t-on basculé ailleurs ?

Enki Bilal : On est toujours sur la même planète, mais il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’un monde qui se recompose et se transforme en permanence après le Coup de Sang, cette catastrophe climatique et environnementale qui servait d’introduction au monde d’Animal’z. Je traitais alors de l’élément liquide, de l’eau sous toutes ses formes, avec une dominante gris-bleuté. Ici, on a changé de décor, le lieu est différent : il s’agit d’un environnement terrestre et désertique – d’où le choix chromatique, radical, de la gamme des ocres –, mais je ne le situe pas avec précision, ça ne m’a pas paru nécessaire. Et, de la même manière que dans Animal’z, on va suivre dans cet environnement particulier les pérégrinations d’un groupe de personnages qui sont en situation de survie.

Casterman : Ce passage de l’eau à la terre était-il inscrit dans votre portrait de cette Terre d’après le Coup de Sang, et cela signifie-t-il que vous allez poursuivre avec un nouvel élément ?

Enki Bilal : Cette évolution était une possibilité, une virtualité, mais rien n’était totalement décidé d’emblée, l’idée s’est précisée en cours de route. Cela vaut d’ailleurs pour ce qui se passera ensuite : je laisse en effet une porte ouverte sur un troisième album potentiel, qui pourrait devenir l’incarnation d’un autre élément naturel, mais rien n’est figé, tout peut encore évoluer. Je n’aime pas me sentir coincé sur des rails dont je ne peux plus sortir. Tout le sens de mon travail aujourd’hui, c’est de retrouver une vraie liberté : liberté de narration, liberté de choix.

Casterman : Dans Julia & Roem, les personnages évoluent dans un environnement terrien mais on est frappé par son caractère mouvant : tout semble s’y transformer en permanence…

Enki Bilal : Oui, c’est cela, c’est l’idée de cette planète qui se recompose. Parce que ses principaux habitants – nous – ne sont décidément plus dignes de confiance, la Terre a repris l’initiative et met toutes les chances de son côté en se reconfigurant. Pour prendre une image facile, c’est un peu comme un chien qui s’ébroue violemment pour se débarrasser de ses parasites. Du coup, tout y est sens dessus dessous, c’est un environnement en transformation permanente ; les anciennes règles de la « réalité » n’ont plus vraiment cours, d’où ces paysages presque organiques qui semblent en état de perpétuelle instabilité.

Casterman : On entre dans cette histoire avec un personnage étonnant : un aumônier militaire qui se consacre indifféremment aux trois grandes religions. D’où vient cette idée ?

Enki Bilal : Oui, cet aumônier est un peu le guide de cette histoire. L’idée est un prolongement du Sommeil du monstre, où j’avais imaginé une sorte d’obscurantisme multiconfessionnel qui aurait conduit trois intégrismes poussés à l’extrême à conclure une alliance. Le personnage d’aumônier, Lawrence, est une sorte d’incarnation de cette alliance, une synthèse : c’est un généraliste de la religion, capable de s’adapter à chacun des trois grands monothéismes.

Casterman : Le fait que vos personnages répondent à des noms tels que Lawrence, Julia, Roem ou Merkt ne tient pas du hasard…

Enki Bilal : Non, bien sûr. Ces noms, même si je les ai un peu triturés, renvoient tous à une histoire dont presque tout le monde a au moins entendu parler, celle de Roméo et Juliette, telle que l’a racontée William Shakespeare. C’est une histoire que j’aime bien, et que j’avais déjà croisée professionnellement en travaillant sur le ballet qu’elle avait inspiré au chorégraphe Angelin Preljocaj. Alors bien sûr, je n’ai pas repris l’intrigue de Roméo et Juliette telle quelle. J’ai utilisé des fragments de dialogue issus du texte original de Shakespeare – comme si la Terre les avait elle-même gardés en mémoire – et j’ai préservé le motif principal de l’histoire, celui de l’attirance irrésistible de deux très jeunes gens, en en faisant l’élément moteur d’une sorte d’épreuve que la Terre impose à ceux de ses habitants qui ont survécu à son Coup de Sang. L’idée, bien sûr, est que l’amour va avoir un rôle décisif à jouer dans le déroulement de ce processus de test. Revisiter ainsi le mythe de Romeo et Juliette était très jubilatoire.

Casterman : Une partie de l’histoire se déroule dans un bâtiment à l’abandon, un peu étrange, mais qui existe vraiment…

Enki Bilal : Oui, je me suis inspiré d’un hôtel en construction vu à Dubaï – l’un de ces nombreux hôtels que la crise a laissés inachevés. Dans notre réalité, il s’agit du sommet d’une tour. Mais dans Julia & Roem, il surgit des sables, comme si la Terre l’avait digéré et rejeté au hasard. Une sorte d’écho du monde d’avant.

Casterman : Vous créez chaque image séparément, pas forcément dans l’ordre de la lecture, puis vous assemblez vos pages en y ajoutant le texte à la fin. Cette discontinuité rappelle un peu la méthode du cinéma…

Enki Bilal : Il y a un peu de ça. Je travaille ainsi depuis Le Sommeil du monstre. C’est un confort de travail, un plaisir et surtout une liberté. Je traite chaque image comme un tout, de façon totalement libre, et je me réserve le final cut. J’espère qu’il subsiste un peu de cet esprit de liberté à la lecture. L’idéal serait que chacun puisse s’accaparer mes images à sa manière, avec sa propre liberté de regard.

 

« Tourmenté, fluide, et terriblement beau. Shakespeare va adorer. » Christophe Ono-Dit-Biot, Le Point

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