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Qui es-tu, Phoolan Devi ?

C'est l'histoire incroyable de la petite misérable devenue bandit, puis de bandit devenue député.

Avant de parler d'elle, il faut que je vous dise deux mots sur mon père. Il n'est pas bandit, son truc à lui, c'est la musique et l'écriture. Il n'a jamais été diffusé ou publié, et pourtant il a écrit des trucs super. Comme Bandits, anars et terroristes. Dans ce livre, il dresse une liste chronologique de tous les hors-la-loi, de Robin des Bois jusqu'à Mesrine, en passant par Billy the Kid, Bonnie and Clyde ou la Bande à Baader. C'est comme ça qu'il y a quelques années, entre deux figures légendaires du banditisme, je découvre l'existence d'une certaine Phoolan Devi. Elle est indienne, et son histoire a la force d'un conte moderne et terrible, où une princesse vengeresse affronte un lot d'affreux démons.

Plus tard, je découvre que la princesse, qui n'en est pas une, a écrit une autobiographie : Moi, Phoolan Devi, reine des bandits (Éditions Robert Laffont). « Écrit » n'est pas juste, il faut dire « dicté », car la jeune femme est analphabète, et c'est grâce au travail acharné de l'éditeur que ses propos sont pour la première fois recueillis. Sur plus de quatre cents pages, elle raconte le mépris et les humiliations qu'elle a dû affronter depuis l'enfance et qui l'ont conduite à la révolte. Le livre est une claque dont on ne ressort pas indemne. C'est ce récit que j'ai voulu retranscrire en BD. Sans chercher à démêler le vrai du faux, la réalité du mythe, sans avoir la prétention de fournir un témoignage historique. En utilisant ses mots à elle, tout simplement, parce qu'ils sont d'une sincérité inégalable, parfois terriblement violents, à d'autres moments laissant paraître la naïveté de l'enfance. Car on ne saurait résumer sa vie à une énième histoire de femme violée qui prend les armes pour se venger de ses agresseurs. Phoolan, c'est avant tout une petite fille dotée d'un sens inné de la justice, qui n'entend pas qu'on se serve des traditions pour l'humilier et l'exploiter.

De quasi-esclave, elle devient rebelle, paria et enfin bandit. Sa transformation n'est pas unique, mais s'inscrit dans une tradition historique liée à la région où elle grandit. Dans la vallée de la Chambal, au nord de l'Inde, on se raconte de génération en génération les exploits des dacoïts, ces bandits indiens qui terrorisent et fascinent à la fois. C'est la grande pauvreté de la population rurale qui les engendre. La situation géographique de la région, au croisement de trois états, leur permet d'échapper aux poursuites judiciaires en changeant de juridiction. Et enfin, les « ravines », formations rocheuses qui rappellent le grand canyon américain, sont pour eux une cachette idéale.

Phoolan est ainsi la descendante spirituelle d'un grand nombre de hors-la-loi qui l'ont précédée. Comme Rani Lakshmi Bai, héroïne de la Première Guerre d'indépendance indienne, qui, pendant la seconde moitié du XIXe siècle, combattait les Anglais à la tête d'une armée de plus de dix mille hommes. Ou encore Paan Singh Tomar, le fameux athlète multi primé dans les années cinquante, qui a finalement pris le maquis car l'état ne lui rendait pas les terres qui lui avaient été volées. Dans la région, les histoires de tueurs sanguinaires ou de Robins des Bois modernes ne manquent pas, et pourtant celle de Phoolan Devi tient une place à part. Est-ce que c'est son caractère ardent et généreux, sa jeunesse qui ont fait que toute l'Inde s'est passionnée pour son destin, que les pauvres et les déshérités l'ont adoptée comme leur sœur ? Ou est-ce parce que son histoire revête plus que toute autre le drame de la condition des femmes et des basses castes dans l'Inde contemporaine ?

Car les castes, il va bien falloir en parler. Difficile en effet de raconter l'histoire de Phoolan Devi sans évoquer la querelle qui oppose les Mallahs aux Thakurs, et qui la poursuivra toute sa vie. Les textes fondateurs de l'hindouisme divisent la société indienne en quatre catégories : tout en haut de la hiérarchie sociale se trouvent les brahmanes (prêtres), suivis par les kshatriyas (guerriers), puis les vaishyas (commerçants), et tout en bas de la pyramide, les shudras (serviteurs). Ces principaux groupes sont subdivisés en plus d'un millier de communautés. Enfin, les intouchables, ou dalits, sont les exclus de ce système, condamnés aux métiers les plus impurs. La loi indienne interdit théoriquement toute discrimination liée aux castes, mais au quotidien, les inégalités persistent.
Phoolan appartient à la communauté des Mallahs, c'est-à-dire des paysans et pêcheurs (caste des shudras), dont une partie travaille pour les Thakurs (caste des kshatriyas), qui profitent parfois de leur rang plus élevé pour les exploiter.
Le combat de Phoolan est donc double ; il se fait à la fois contre l'ordre religieux des castes, et contre la puissance du patriarcat qui régit encore les rapports hommes/femmes de l'Inde rurale.

L'histoire de Phoolan Devi, c'est tout ça, et bien plus encore. Comme Durga, sa déesse préférée, elle est l'incarnation de la force, du courage, de la ténacité. Tour à tour ingénue et violente, elle est l'Inde tout entière, dans ses contradictions et ses excès. Bref, c'est une rebelle, une vraie de vraie, avec laquelle vous vous apprêtez à faire connaissance.

Bon voyage !
Claire F.