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Guirlanda : genèse d’un projet ambitieux à 4 mains

Quatorze ans après la publication du Bruit du givre, Lorenzo Mattotti revient enfin à la bande dessinée avec un récit-fleuve co-scénarisé en compagnie de son ami Jerry Kramsky. À travers un univers onirique qui traduit un grand besoin d’évasion, les deux auteurs revisitent le conte classique, en l’enrichissant de leurs propres références littéraires. Les Moomins ne sont jamais très loin, de même que les mondes insondables de Fred et de Moebius.

Récit épique aux frontières du réel, Guirlanda évoque tour à tour les croyances religieuses, la tragédie grecque, les mystères de la maternité, ou encore la crise de la connaissance. Cette déambulation jouissive sur la mystérieuse terre des Guirs est magnifiée par un dessin à la plume d’une grande finesse. Libéré par la naïveté apparente de l’intrigue, Lorenzo Mattotti donne libre cours à ses envies graphiques, multipliant les personnages baroques et les longues improvisations muettes qui invitent à une contemplation silencieuse.

Un artiste protéiforme

Depuis Le Bruit du givre, en 2003, Lorenzo Mattotti n’avait pas publié d’histoire longue et inédite en bande dessinée.

S’il a bien sorti Lettres d’un temps éloigné (avec Gabriella Giandelli et Lilia Ambrosi, Casterman, 2005), il s’agit d’un recueil d’histoires courtes, dont certaines avaient été réalisées bien des années avant d’être rassemblées dans un livre. Quant à son adaptation des Aventures de Huckleberry Finn, elle fait partie de ses tout premiers travaux, puisqu’elle est initialement parue en Italie, en 1978. Elle est restée inédite en France jusqu’à la publication d’un beau volume à l’italienne, chez Gallimard, en 2011. Durant quatorze années, Lorenzo Mattotti a donc ,fait peu de bandes dessinées. Ou plutôt, il n’a pu faire avancer que par petites touches une histoire entamée avec son ami Jerry Kramsky. Ce récit, c’est bien sûr Guirlanda.

Durant cette longue période, l’auteur de Feux et de Stigmates a été accaparé par de nombreux autres projets. Parmi eux, plusieurs livres d’illustration comme Chimère (Coconino Press/Vertige Graphic, 2006), Carnaval (Casterman, 2007), Hänsel et Gretel (Gallimard Jeunesse, 2009), ou encore Vietnam (Louis Vuitton Travel Books, 2014). Mais ce sont surtout des entreprises parfois plus longues et plus chronophages qui l’ont occupé, notamment dans le cinéma. Il a ainsi collaboré avec Michel- Angelo Antonioni, Steven Soderbergh, et Wong Kar-Wai pour le film à sketches Eros (sorti en France en 2005), dont il a créé les segments reliant les trois moyens-métrages. Lorenzo Mattotti a ensuite réalisé l’un des courts-métrages du film omnibus Peur(s) du noir (avec Jerry Kramsky), sorti en 2008, et auquel ont également participé d’autres auteurs de bande dessinée tels que Blutch, Charles Burns, Richard McGuire, ou encore Marie Caillou. Il a aussi créé les personnages et les décors du film d’animation Pinocchio d’Enzo d’Alò, ou encore travaillé avec Lou Reed pour le livre-illustré The Raven (Le Seuil, 2009). « Tous ces travaux m’ont éloigné de la bande dessinée. C’est ce qui explique que Guirlanda ait mis autant de temps à se faire. »

Alors que Jerry Kramsky et Lorenzo Mattotti profitent de leurs rares moments de liberté pour avancer sur Guirlanda, le dessinateur se lance dans un nouveau projet d’envergure : l’adaptation, pour le cinéma d’animation, de La Fameuse Invasion des ours en Sicile de Dino Buzzati, célèbre auteur du Désert des Tartares. Guirlanda est alors au point mort. « Je ne savais plus quoi faire avec l’univers que nous avions créé. Je n’avais pas assez de temps pour continuer à travailler dessus, mais il était hors de question pour moi de tout abandonner. Avec Kramsky, nous avons pensé faire des petits albums indépendants avec nos différents personnages. Mais nous aurions dû tout réécrire, ce qui n’était pas envisageable, par manque de temps, justement. »

Finalement, en 2014, après plusieurs mois de travail, Lorenzo Mattotti peut dégager six mois pour finir Guirlanda, pour son plus grand plaisir.

 

Un besoin de légèreté

Malgré ses 400 pages, Guirlanda surprend par sa fraîcheur, son dynamisme, et son énergie. L’album se distingue des grands succès de Lorenzo Mattotti (Feux, Murmure, Stigmates, Docteur Jekyll & Mister Hyde, Le Bruit du givre) par sa spontanéité et son insouciance. Un résultat qui ne doit rien au hasard. « Après Le Bruit du givre, j’ai eu envie de respirer un peu. J’envisageais de faire une parenthèse d’un an, avant de me lancer dans un nouvel album plus sérieux. Je ne voulais plus être angoissé par la quantité de travail que représente un livre aussi dur, aussi éprouvant. Je souhaitais retrouver un peu de légèreté, m’amuser avec le dessin, un peu comme je le fais lorsque j’improvise à la plume dans mes cahiers », raconte l’auteur de Doctor Nefasto. Des improvisations pour lesquelles il emploie un style qu’il a lui-même qualifié de « ligne fragile », par opposition à une ligne claire solidement encrée dans la planche, quasiment indéboulonnable. « La ligne fragile est un dessin émotionnel. C’est un style qui permet de retranscrire sur le papier l’état d’esprit dans lequel on se trouve. » Lorenzo Mattotti a utilisé la ligne fragile pour L’Homme à la fenêtre, publié en 1992. Il lui a également consacré un imposant recueil de dessins à la portée théorique manifeste. Sobrement intitulé Ligne fragile, il est paru en 1999 aux Éditions du Seuil.

Comme l’explique Lorenzo Mattotti, le style de Guirlanda ne peut toutefois pas être qualifié de ligne fragile. « La bande dessinée a des conventions qui ne permettent pas de conserver ce niveau de sensibilité tout au long d’un album qui ne compte pas moins de 400 pages. » En revanche, les recherches effectuées par l’auteur relèvent, elles, clairement de cette école. Certains de ces croquis au trait tremblant sont d’ailleurs

visibles dans l’album. Si un projet aussi ambitieux que Guirlanda laisse donc difficilement la place à l’improvisation, la légèreté initialement recherchée par l’auteur est pourtant palpable tout au long de la lecture de l’album. « J’ai été limité dans ma volonté d’improviser, mais j’ai toujours pu conserver l’immense plaisir du dessin à la plume. » Lorenzo Mattotti s’est même lancé dans quelques impressionnantes improvisations virtuoses, comme la séquence des fumées (pages 36 à 50), celle de la colère  de la montagne (pages 95 à 107), ou encore celle du chant du Guir (pages 375 à 382), qui conclut l’histoire. « Ces scènes procurent un grand plaisir au dessinateur que je suis. Je me laisse aller à la spontanéité mais mon expérience me permet de ne jamais trop m’éloigner de la narration. » Ce sont précisément cette insouciance volontaire et cette énergie débordante qui font de la lecture de Guirlanda un voyage épique et fantastique hors du commun, et un album tout simplement génial.

 

Duo d’auteurs sous influences

Pour son retour en bande dessinée avec Guirlanda, Lorenzo Mattotti s’est associé avec le scénariste Jerry Kramsky. Les deux auteurs se connaissent de longue date. Ils ont signé ensemble plusieurs albums de BD, dont Alice Brum Brum, Labyrinthes, Doctor Nefasto, Murmure, ou encore l’adaptation de Docteur Jekyll & Mister Hyde. Ils ont aussi publié des livres pour enfants, comme Grands Dieux et Un Soleil lunatique. « J’aime travailler avec Kramsky. Nous sommes des amis d’enfance, des frères », indique Lorenzo Mattotti. Comme toujours dans leurs collaborations, le scénario de Guirlanda a été écrit à quatre mains, Jerry Kramsky se chargeant ensuite de la rédaction des textes. « Après la publication du Bruit du givre, nous nous sommes rencontrés et nous avons commencé à discuter de ce que nous voulions mettre dans notre prochain projet. Nous voulions des dialogues à la fois drôles et poétiques, qui cadreraient parfaitement avec la douceur et la naïveté contrôlée du récit. » Chaque été, les deux hommes se retrouvent dans la villa toscane du dessinateur, où ils écrivent ensemble la première partie de ce qui deviendra plus tard Guirlanda. « À un certain moment, nous nous sommes même retrouvés bloqués. Nous avions lancé trop de pistes narratives, et nous avions de la matière pour des centaines de pages ! » Le savoir-faire des deux auteurs leur permet finalement de se tirer de ce mauvais pas, que Lorenzo Mattotti avait toutefois anticipé. « Guirlanda fait référence à de très nombreuses choses, notamment des souvenirs qui remontent à l’enfance. Nous avions énormément d’idées, et il a fallu tout recadrer. » Jouant avec un plaisir évident sur les codes du conte classique, les deux auteurs veulent retrouver l’émerveillement de leurs premières lectures, mais également rendre hommage aux origines de la bande dessinée, qui se trouvent dans des histoires fantastiques, étranges, et même parfois incohérentes. Comme Little Nemo in Slumberland (de l’Américain Winsor McCay), que Lorenzo Mattotti considère comme un chef-d’oeuvre. « Dans les années

1970, les premières histoires que j’ai écrites avec Kramsky étaient dans cet esprit : un peu folles, bizarres, parfois absurdes. Trop peut-être, puisqu’elles n’ont jamais été publiées. Mais quand je les revois, je me dis que les origines du monde que nous venons de créer existaient déjà. » Hommage égalementaux Moomins, créés par l’auteurefinlandaise Tove Jansson. Des personnagesque Mattotti et Kramsky connaissent trèsbien, et qui faisaient remonter en eux « des sensations de douceur et de magie ». Exactementle sentiment et la sensation queles deux amis cherchaient à transmettreà leurs lecteurs. « Notre livre est dédicacé à Fred, Moebius, et Tove Jansson. Trois auteurs dont les univers incroyables nous ont profondément marqués. Je crois que cela résume ce qu’il contient. »