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Ernesto ou la mémoire retrouvée de l’exil républicain espagnol
Ernesto est un grand-père comme beaucoup. Mais il parle peu et ses nuits sont parfois hantées par la guerre d’Espagne. Il a combattu les fascismes coalisés contre la jeune République, il a perdu la femme de sa vie, Lucia. Il tait ses cauchemars à ses proches : il ne veut ni les tourmenter ni raviver ses propres plaies. Au fil de cette histoire toute en nuances, illustrée avec sensibilité et talent par Marion Duclos, c’est tout le cheminement d’Ernesto qui se dévoile peu à peu.
Avec d’autres exilés républicains espagnols comme lui, il peut parler d’un drame commun, la guerre et l’exil. Parler lui fait du bien, le fait revivre, même si les antagonismes d’antan ressurgissent. Cette résurgence des conflits politiques du passé s’explique, tant cette guerre, civile et européenne à la fois, a suscité d’engagements passionnés et d’options parfois irréconciliables sur le meilleur moyen de s’opposer au monolithisme sauvage du fascisme.
Ayant retrouvé son identité de combattant et d’exilé comme la fierté de son engagement, Ernesto l’inconsolé se laisse peu à peu aller à apprécier les douceurs du présent. Et sa fille devient capable de parler à ses enfants des camps français où, petite, elle a connu la misère. La mémoire revient ainsi à la famille ; mémoire salvatrice, assumée, qui permet de se reconstruire.
La démarche personnelle d’Ernesto est emblématique de celle d’un grand nombre d’exilés espagnols. Tellement traumatisés par la défaite de la République et la nécessité de quitter leur pays à jamais – en laissant derrière eux des parents, voire des femmes et des enfants –, ceux-là ont enfermé en eux ces souvenirs de guerre, de mort, d’exode et de misère. Ils ne parlent pas. Par nécessité vitale, il leur faut trouver du travail, s’insérer dans un autre pays, afin de pouvoir reconstituer un environnement familial avec les survivants de la tragédie. Tourner la page, en serrant les dents, en oubliant jusqu’à la langue maternelle ou, du moins, en ne la transmettant pas à leurs enfants. Oublier pour tenter de survivre. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils abandonnent, depuis leur terre d’exil, le combat contre la dictature qui les a chassés d’Espagne, mais, en privé, ils se murent dans le silence.
Pour le régime installé avec l’aide de l’Italie de Mussolini et de l’Allemagne d’Hitler, qui estime avoir mené une « Croisade » pour le bienfait du pays, les républicains sont considérés comme des « rouges » dont il faut effacer toute trace. Non content d’exercer une forte répression contre ses opposants restés dans la Péninsule, le dictateur ne cesse de poursuivre de sa vindicte les exilés eux-mêmes, exerçant des pressions continues sur les gouvernements français pour qu’ils soient surveillés, réprimés, voire même extradés pendant la période vichyste. Après le retour de la démocratie en Espagne, ce n’est que progressivement que l’histoire de la guerre et de l’exil ressurgit. C’est la société civile qui, à partir de la fin des années 1990, prend l’initiative de soulever la chape de plomb recouvrant la répression franquiste et l’exil avec les ouvertures de fosses communes et les exhumations de républicains fusillés par les franquistes. Ce n’est qu’ensuite que ce passé entre dans le débat public. Incomplètement encore aujourd’hui, puisque les sentences des tribunaux d’exception appelés à juger des opposants ne sont toujours pas annulées.
En France, à part dans les secteurs de la classe politique et de l’opinion publique qui ont soutenu la République espagnole, la méfiance et la réserve dominent envers ces réfugiés, puis l’indifférence. Pour les pouvoirs publics, les républicains espagnols qui cherchent refuge sur le territoire français sont considérés comme des « étrangers indésirables » destinés à être internés dans des camps, selon les termes du décret du 12 novembre 1938.
À la Libération, les gouvernements français issus de la Résistance soutiennent les républicains espagnols qui ont pris une part importante à la lutte contre l’occupant et combattu dans les maquis. Mais, assez rapidement, la survenue de la guerre froide, les changements de majorité politique, le souci des pays anglo-saxons – mais également de la Russie soviétique – de ne pas provoquer de bouleversements dans la Péninsule ibérique, font que ces exilés sont oubliés. Et, notamment, leur participation à la Seconde Guerre mondiale aux côtés des Alliés, particulièrement à la Résistance.
Stigmatisés dans l’Espagne franquiste, les républicains espagnols en exil sont, en France, des anciens combattants oubliés. La mémoire de la guerre d’Espagne, de l’abandon de la République par la France comme par les autres démocraties, puis de l’infamant accueil des exilés dans des camps du mépris s’efface dans la société.
La reconnaissance officielle du rôle de ces exilés dans la libération du pays où ils vivent tarde désormais. Hormis quelques initiatives locales et des jalons posés dans les années 1990, ce n’est qu’en 2004 que la Ville de Paris honore les combattants de la Nueve, la compagnie à dominante espagnole, qui constitue le détachement précurseur de la 2e Division blindée entré dans Paris le soir du 24 août 1944. C’est le 25 août 2014, 70 ans après la libération de Paris, qu’un président de la République reconnaît officiellement, pour la première fois, le rôle des républicains espagnols dans la libération de Paris et de la France.
Pendant toutes les décennies que dure la dictature franquiste, les exilés, souvent fortement impliqués dans le combat antifranquiste, se font les passeurs des valeurs de liberté et de démocratie pour lesquelles ils ont combattu. Porteurs de mémoires plurielles, leur préoccupation est le retour de la démocratie en Espagne et, dans le même temps, ils reconstruisent leur vie en exil. Leurs enfants et petits-enfants, français, dotés d’une double culture, deviennent dans les dernières années du XXe siècle les porte-parole de ces mémoires. Dans toute la France, des associations mémorielles de descendants et amis des exilés de l’Espagne républicaine se créent, reflet de la diaspora de l’exil.
Cette mémoire retrouvée, de part et d’autre des Pyrénées, témoigne de plaies restées à vif. Elle s’inscrit dans une longue histoire de combats humanistes, mais aussi dans le présent. Une mémoire pour éclairer l’histoire en train de se faire.
Geneviève Dreyfus-Armand