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Danielle et Aziz, ou comment passer de la réalité à la fiction sans ruiner une amitié
Lui, Saïd, nait en Algérie en 1938 et rejoint la métropole à 15 ans. Elle, Michelle, voit le jour une dizaine d’années après lui dans une banlieue ouvrière. A l’été 1968, ils se rencontrent, ils s’aiment, ils ne se quitteront plus. La suite de leur histoire se confond avec des luttes de leur temps. Prof féministe et ouvrier syndicaliste, ils participent à la création des bibliothèques ouvrières, des plannings familiaux, au combat pour la contraception, à celui contre la peine de mort. Elle vote Mitterrand en 1981, mais ils vivent l’émergence du Front National, de la fatwa contre Salman Rushdie et du chômage. Vient ensuite la période des attentats en Algérie… puis celle des lois Pasqua en France. A l’aube du XXIème siècle, ils dressent un bilan sans fard de leurs vies de militants.
Martin Zeller
Dominique Laroche, scénariste de l’album, revient sur ce qui l’a poussée, dans le récit de ses amis, à écrire cette bande dessinée.
J’ai rencontré Danielle et Aziz en 2008.
Je travaillais sur une pièce de théâtre et Danielle traduisait des pièces de Martin Crimp, l’un de mes auteurs préférés. Nous avons sympathisé, Danielle m’a invitée chez elle et m’a présenté son mari, Aziz.
À l’époque, Aziz sortait de cette histoire de demande de nationalité française refusée. Il m’a raconté sa visite à la préfecture, les courriers impersonnels, le sentiment d’humiliation. Danielle, assise à côté de lui, bouillonnait, évoquait les recours possibles et sa détermination à se battre jusqu’au bout. J’ai regretté de ne pas avoir une caméra avec moi pour enregistrer leur récit. Puis j’ai oublié cette idée.
Je préférais passer du bon temps avec eux, écouter leurs histoires passionnantes de luttes sociales, parler des livres qu’on avait lus, de la trahison de la gauche, des espoirs déçus ou des bonnes pièces à voir au théâtre en ce moment, que les filmer. Mais quand même, cette histoire de nationalité ne passait pas.
Aziz avait combattu pour la France, travaillé en France, cotisé en France, s’était marié avec une Française, avait eu des enfants et des petits-enfants français. Il avait choisi de vivre en France en 1954 et avait été depuis lors un citoyen modèle. Comment la France – qui n’est pas mon pays, mais qui est un pays que j’aime, où j’ai fi ni par m’installer –, comment la France pouvait- elle refuser à cet homme, qui est plus âgé que mon père et souhaitait simplement goûter à une retraite heureuse, le droit de finir sa vie en paix ?
Aziz à 18 ans, il est « appelé »
Et puis, il y avait autre chose qui me questionnait. Aziz jeûnait pour le Ramadan, priait quotidiennement, portait au doigt la bague noire de ceux qui sont allés à La Mecque, mais me racontait en riant sa jeunesse dans les mouvements ouvriers socialistes ou sa rencontre avec Danielle au cours d’un voyage organisé par des communistes. Ni Danielle ni leurs filles n’étaient croyantes ; les filles, d’ailleurs, taquinaient gentiment leur père sur sa foi. Aziz souriait, trempait ses lèvres dans son vin pendant que ses filles insistaient : « Il est d’accord avec le vin, ton Dieu ? ». Et il ne répondait pas.
Du militant...
... Au pèlerin
Aziz et Danielle avaient beau être mes amis, je ne pouvais m’empêcher de les regarder, déjà, comme des personnages. Leur ambivalence, la complexité et la richesse de leur vie, de leurs propos, leur donnaient, à mes yeux, un statut d’emblème de la France contemporaine. La France de la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui qui n’a pas guéri – mais le peut-on ? – des blessures de ses guerres passées, mondiales, coloniales, sociales et économiques. La France des Lumières qui a tant de mal à inscrire dans la réalité ses idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité.
La France, pays de progrès social, dont les travailleurs sont usés, vidés à force de voir leurs acquis sociaux attaqués de toutes parts, de subir l’arrogance, l’impunité des plus nantis et des plus puissants en même temps que la harangue des partis d’extrême droite. La France, avec une gauche qui ne parvient pas à se relever, à faire entendre à nouveau un discours fort, unifiant, revigorant, qui réchaufferait les cœurs et resserrerait les coudes. La France, qui ne sait comment gérer ses relations avec ses anciennes colonies, ses anciens colonisés, et où un homme né Français en Algérie, finira sa vie Algérien en France, sans avoir pu faire la paix avec son passé, avec des choix qu’il regrette, avec des images de terreur qu’il ne peut oublier.
Cet homme que la France avait mobilisé, a voulu « intégrer » et a ensuite abandonné…
La France, enfin, qui voit ressurgir celle qu’elle pensait avoir enterrée avec la Révolution, puis avec mai 68 : la religion, ou plutôt les religions, qui réclament à nouveau leur droit de s’exprimer et de se vivre, bousculant les certitudes, les schémas et surtout les pronostics, venant s’immiscer là où la politique et le vivre-ensemble ont, peut-être, échoué, obligeant la gauche, notamment, à requestionner entièrement son rapport avec le peuple, avec les citoyens.
Manif’ dans l’usine
Manif’ des syndicats à Paris
Que l’histoire de Danielle et Aziz méritât d’être racontée, cela ne faisait aucun doute pour moi. C’est Pierre qui m’a suggéré d’en faire une bande dessinée. Très vite, la transformation de leur histoire en un récit de fiction a été une évidence pour l’éditeur, puis l’a été pour nous. Pouvoir inventer des personnages, jouer avec les événements de leur vie pour les faire entrer en résonnance avec ceux de l’Histoire… Il ne s’agissait pas que d’un plaisir de scénariste. La fiction, en prenant des libertés avec le réel, en se détachant de l’anecdotique pour aller vers l’essentiel, allait nous permettre d’insister sur le sens et l’esprit des combats menés par les personnages et, par là même, de renforcer notre propos.
Tout au long de l’écriture et du dessin, Danielle et Aziz ont été les témoins privilégiés de notre travail. Aujourd’hui encore, nous discutons des scènes que Pierre a dessinées, des propos que je fais tenir à leurs personnages, d’un vêtement, d’un décor. Danielle m’envoie de longs mails pour préciser le sens d’un mot, d’un événement, me fait promettre de ne pas trahir leur propos. Elle me demande aussi, l’air de rien, pourquoi Pierre a raccourci les cheveux de sa sœur qui, dans les années 60, ne portait pas la coupe à la garçonne, rigole quand elle voit le sort qu’on a réservé à certains de ses amis, s’interroge sur le choix du titre ou se fâche quand elle voit qu’Hélène Cixous, dans nos pages, donne encore cours à Nanterre en mai 68 alors qu’elle était l’une des premières à s’être mise en grève, dès le début des événements ! Enfin, Dominique !
Assumer ces changements, ces (dés)orientations, tout en respectant la promesse que j’avais faite à Danielle et Aziz d’utiliser leur vie à bon escient, n’a pas été aussi facile que je l’avais imaginé.
Dominique Laroche
Aziz et Danielle - Extrait de la pièce Nuit, textes d’Harold Pinter