Interview

Archive Interview : Park Kun-woong raconte « Fleur »

Avec plus de mille planches pour son oeuvre magistrale : Fleur, en trois volumes dans la collection Écritures, Park Kun-woong se hisse au niveau des plus grands.

Casterman : Votre ouvrage Fleur surprend par son ampleur. Plus de mille cent planches, alors que c’est votre première œuvre…

Park Kun-woong : C’est mon premier album, c’est vrai. J’en ai réalisé d’autres depuis, mais celui-ci reste ma première réalisation professionnelle, c’est peut-être pourquoi je ressens, à l’égard de cette histoire, un attachement émotionnel très profond. Au début, je n’avais pas du tout prévu de faire un récit de plus de mille pages. Je n’avais d’ailleurs pas prévu non plus de faire de la bande dessinée en général. J’avais suivi des études aux Beaux-Arts et mon ambition, à l’origine, était plutôt tournée vers la peinture. Mais ma trajectoire personnelle, notamment sur le plan politique, en a décidé autrement.

Casterman : Pourquoi cela ?

Park Kun-woong : Au cours de mes études supérieures, je me suis très tôt impliqué, comme pas mal de créateurs coréens, dans des mouvements étudiants très engagés politiquement. Il s’agissait de mouvements contestataires qui s’étaient constitués au début des années 80, à l’époque de la dictature militaire qui détenait alors le pouvoir en Corée. Pendant longtemps, ces mouvements étudiants en faveur de la démocratie ont été, en l’absence de partis, pratiquement les seules expressions possibles de l’opposition politique au gouvernement. Etre militant étudiant signifiait être opposant. J’ai fait partie de la toute dernière génération de ces militants, au tout début des années 90, alors que la démocratie qui existe aujourd’hui en Corée n’était pas encore acquise. Il y avait des confrontations très dures avec le pouvoir et l’un de mes amis proches, alors que j’étais en première année d’université en 1991, a été abattu par la police au cours d’une manifestation. Cela reste pour moi un événement fondateur, qui a beaucoup marqué mon engagement.

Casterman : En quoi ces événements tragiques ont-ils influé sur votre parcours d’auteur de bande dessinée ?

Park Kun-woong : Avec l’envie de raconter une histoire et de faire passer un message, de bien raconter cette histoire, et d’aller jusqu’au bout du processus de création. Ce qui n’avait rien d’évident car, même si je n’avais pas imaginé un ouvrage de mille planches au départ, je réalisais malgré tout, au fil de la préparation de mon récit, alors que de nouveaux détails ne cessaient de s’accumuler, que je me lançais dans un projet de très longue haleine. J’ai d’ailleurs failli abandonner à plusieurs reprises en cours de route, sous la pression du quotidien et de la nécessité de gagner ma vie. C’était comme de gravir une montagne. Heureusement, j’ai toujours eu le sommet de la montagne en vue. Je savais où j’allais et je savais que l’ascension était réalisable. C’est ce qui m’a permis de tenir et de continuer.

Casterman : Comment assuriez-vous votre survie matérielle ?

Park Kun-woong : En donnant des cours de dessin, en faisant de la décoration pour des restaurants, en assurant des travaux d’illustration. J’ai même, à une période, réalisé des images pour les services d’urbanisme de la ville de Séoul. Mais Fleur, auquel je travaillais chaque soir durant toutes ces années, restait mon projet majeur.

Casterman : Il y a eu aussi votre période à l’armée. La plupart des Européens l’ignorent, mais faire l’armée en Corée, pays toujours officiellement en guerre, cela signifie plus de deux ans sous l’uniforme…

Park Kun-woong : Oui. C’était l’époque où je préparais le scénario et le story-board de Fleur. Une période d’autant plus difficile pour moi que je me sentais sous surveillance, surtout avec mes antécédents politiques. J’avais tout de même été président du mouvement des étudiants de mon université, autant dire que j’étais repéré. Dessiner ne m’était pas permis, du moins au grand jour ; compte tenu du sujet de Fleur, il ne fallait pas espérer avoir l’accord de l’armée. Alors je travaillais clandestinement, à chacune de mes périodes de temps libre. J’avais aménagé une petite caisse en bois où je dissimulais mes textes et mes dessins. Et j’enterrais et déterrais cette caisse à chaque fois que je pouvais m’isoler pour travailler. Cela s’est poursuivi ainsi pendant toute la durée de mon service militaire, de 1995 à 1997.

Casterman : Est-ce cette expérience pénible qui vous a inspiré le ton d’âpre violence qui irrigue toute l’histoire de Fleur ?

Park Kun-woong : Sans doute en partie. La violence que contient Fleur vient d’abord des événements de la période qui est décrite — l’occupation japonaise, la déportation en Mandchourie, puis le conflit fratricide entre Coréens. Mais il est certain que la violence que j’ai moi-même subie — non pas une violence physique, mais une réelle violence psychologique — a eu une influence sur mon travail. C’est peut-être l’une des clés mentales du personnage principal de l’histoire, ce prisonnier qui est enfermé depuis cinquante ans, et dont Fleur retrace presque toute l’existence ; on exerce sur lui une pression énorme pour qu’il renonce à ses convictions idéologiques, pour qu’il accepte de signer un document de renonciation qui, pour lui, serait la clé de la liberté retrouvée. Mais cet homme, par attachement à ses idées et fidélité à ceux qu’il a aimés, refuse de céder. Pour lui, la perspective de la mort est peut-être bien plus belle qu’une vie d’incarcération… On dit aujourd’hui en Corée que certains vieux prisonniers de ce type vivent encore en résidence surveillée, parce qu’ils ont toujours refusé d’abjurer leurs convictions.

Casterman : La manière dont vous dépeignez, dans Fleur, les Japonais durant leur occupation de la Corée est vraiment impitoyable…

Park Kun-woong : C’est probablement vrai, et pourtant je me suis efforcé de n’y mettre aucune haine. Je me suis attaché à montrer des faits, et seulement cela. Simplement, c’est raconté du point de vue des victimes… Je sais que le peuple japonais éprouve des difficultés à s’assumer en tant qu’agresseur. Pour moi, c’est une manière d’interpeller les Japonais d’aujourd’hui sur quelques-unes de leurs dérives collectives actuelles : des penchants racistes, des pulsions expansionnistes et belliqueuses… Je ne le fais pas dans un esprit provocateur, au contraire, mais plutôt pour tenter de rapprocher les points de vue. Au-delà du cas de la Corée et du Japon, les polémiques historiques sur qui a massacré qui dans le passé me paraissent trop partielles, trop sectaires et dangereuses. Il faut arrêter de penser en termes d’opposition d’un pays contre un autre, c’est stérile et dépassé. La seule question qui vaille, me semble-t-il, est : comment un être humain peut-il en venir à massacrer un autre être humain ? C’est pour tenter d’y répondre que je dessine.

Casterman : Vous évoquez l’Histoire, il y a justement, dans Fleur, un sens de la perspective historique qui est peu courant en bande dessinée…

Park Kun-woong : Ce que je peux dire à ce sujet, c’est que je me suis efforcé d’illustrer un point de vue historique alternatif à l’Histoire officielle. Le point de vue du peuple, si vous voulez, mis en exergue à travers un regard d’artiste. En Corée, comme j’imagine dans la plupart des pays du monde, l’Histoire a été écrite par les détenteurs du pouvoir. Je m’efforce de contrebalancer cette vision « officielle » par mon travail. J’aimerais ajouter, puisque nous parlons d’Histoire, que j’ai conçu Fleur dans une optique universaliste. Il s’agit certes de l’histoire de la Corée, mais je suis persuadé qu’il existe des histoires similaires ailleurs dans le monde. J’espère avoir su dépasser les spécificités locales : mon intention a toujours été, depuis l’origine, de mettre en scène cette histoire coréenne que je connais comme l’expression particulière d’un phénomène beaucoup plus universel. De la même manière, j’espère qu’il y existe, quelque part en Irak aujourd’hui, des artistes qui travaillent à une autre version de l’Histoire telle qu’elle nous est officiellement rapportée.

Casterman : Un mot sur l’identité graphique de Fleur, qui fait souvent penser à la gravure…

Park Kun-woong : J’ai voulu ce style particulier en référence à une école picturale spécifique que tout le monde connaît chez nous, très coréenne, et qu’on appelle « l’art du peuple ». Mais la référence à la gravure, symboliquement, me convient très bien aussi : dans la gravure, techniquement, on part d’un univers où tout est noir, et on creuse pour faire apparaître la lumière. Ça me plaît !

Casterman : De quelle manière souhaiteriez-vous que les lecteurs francophones abordent cette histoire ?

Park Kun-woong : J’aimerais qu’ils ne s’arrêtent pas forcément aux faits historiques propres à la Corée qui sont rapportés dans Fleur, parce que ces faits, finalement, ne sont peut-être pas si importants. Ce qui compte le plus à mes yeux, c’est le message de paix et de fraternité que porte le livre. Tout à la fin de Fleur, il y a une scène un peu onirique qui se déroule dans l’espace de la mort, et qui dépeint une sorte de fête où se retrouvent et se mélangent tous les personnages qui ont traversé l’existence du héros, amis et ennemis mêlés. Voilà, pour moi, le message-clé de toute l’histoire.

(Propos recueillis par Nicolas Finet, Séoul – Paris, décembre 2006)

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