Interview

Archive Interview : Jirô Taniguchi raconte « La montagne magique »

L’auteur de Quartier lointain et du Journal de mon père revient sur le succès de La Montagne magique avec Muriel et Stéphane Barbery.

Muriel & Stéphane Barbery : « J’ai grandi à Tottori » est la première phrase de La Montagne magique. Cette phrase, vous pourriez la prononcer vous-même. Qu’avez-vous emprunté à vos souvenirs ?

Jirô Taniguchi : Généralement je trouve les idées de mes histoires dans mes expériences quotidiennes, dans des films, des romans, etc. Ce qui a donné matière au départ à La Montagne magique, c’est d’abord la présence de la montagne avec les passages souterrains qui y existaient vraiment, quand j’étais enfant. Comme l’histoire le raconte, toutes sortes de rumeurs circulaient à propos de ces souterrains : ils menaient au sommet de la montagne, un trésor y était caché… Tous les enfants avaient entendu ces histoires, mais, comme dans la bande dessinée, aucun ne s’était aventuré plus de quelques dizaines de mètres à l’intérieur des tunnels.

Muriel & Stéphane Barbery : Effectuez-vous les repérages de vos albums en vous rendant personnellement sur les lieux ? Êtes-vous, pour cet ouvrage, revenu sur les chemins de votre enfance ?

Jirô Taniguchi : Pour cette bande dessinée, je n’ai pas fait de repérage particulier. J’étais allé à Tottori lorsque je préparais Le Journal de mon père et j’avais pris des photos auxquelles je me suis référé de nouveau pour La Montagne magique. Pour certains détails qui me manquaient j’ai fait appel à un ami qui habite toujours à Tottori : il m’a envoyé des photos de la montagne, par exemple. Au moment où j’écrivais Le Journal de mon père, j’avais senti une différence entre mes souvenirs d’enfant et ce que je voyais avec mes yeux d’adulte. Cela faisait une quinzaine d’années que je n’étais pas retourné dans ma ville natale ! J’ai été bouleversé car j’ai trouvé que c’était un endroit magnifique. J’étais heureux d’avoir ainsi un lieu de référence, où ma vie avait commencé, un lieu sans lequel je ne serais pas ce que je suis, j’ai ressenti la douceur des liens familiaux, c’est tout cet ensemble de sentiments très forts qui a donné Le Journal de mon père et maintenant La Montagne magique.

Muriel & Stéphane Barbery : Que penserait l’enfant que vous étiez de ce que vous êtes devenu ? Si vous rencontriez cet enfant, que lui diriez-vous ?

Jirô Taniguchi : D’une certaine manière j’ai l’impression que mes rêves d’enfant se réalisent. Mais si je repense maintenant à mon enfance, je me dis que j’aurais pu et dû faire plus de choses et c’est ce que je voudrais dire à cet enfant si je le rencontrais… Étudie davantage, sois plus curieux des choses, plus ouvert aux autres. Si tu as envie de devenir auteur de manga, tu dois avoir des connaissances variées. Moi, je n’ai pas assez étudié et il m’arrive souvent de le regretter. Apprends des langues aussi. L’anglais, le français, l’espagnol, le chinois. Voyage, découvre le monde.

La douceur de vos histoires est toujours liée à une certaine forme de tristesse. Avez-vous conscience de cette brume de chagrin qui imprègne votre oeuvre ? S’agit-il d’un trait de personnalité lié votre propre histoire ?

Jirô Taniguchi : Je pense que dans la vie il y a toujours des événements imprévus, des rencontres inattendues. Et cela peut aussi bien être un moment heureux que triste. Le léger état dépressif dont vous parlez, je le vis moi-même parfois mais j’ai l’impression que c’est un état nécessaire à l’être humain. Comme il y a la clarté et l’obscurité, la lumière et l’ombre, je pense que si l’homme était toujours dans un état d’euphorie il exploserait. La mélancolie me semble être une sorte de remède pour équilibrer l’esprit.

Pourquoi choisir la salamandre comme personnage de l’histoire ? S’agit-il de l’Andrias Japonicus, la salamandre géante du Japon ?

Jirô Taniguchi : Il s’agit bien de la salamandre géante du Japon. J’en avais vu une vivante dans le musée de ma ville et j’en avais gardé une impression très forte : un animal qui peut vivre plus de cent ans, est amphibie, continue à vivre s’il est coupé en deux, ne peut vivre que dans une eau parfaitement pure, etc. Je n’ai pas fait de recherches particulières pour faire la part de la réalité et de la mythologie, mais j’ai eu envie de la choisir pour mon histoire parce que c’est un animal extraordinaire, associé à des phénomènes surnaturels. Au Japon, chaque région a ainsi un animal symboliquement fort à propos duquel existent toutes sortes de légendes. La salamandre géante est un animal propre à Tottori et on dit qu’il y en avait beaucoup autrefois qui se cachaient dans les montagnes. On a parfois l’impression qu’une partie de votre oeuvre constitue une sorte de psychanalyse par le dessin… Je n’ai jamais visé ni même pensé à cet aspect psychanalytique de mon travail mais c’est sans doute vrai que dessiner et créer des histoires m’apaise le plus souvent. Il y a aussi des moments difficiles de doute et de stress mais le plus souvent je ressens une certaine satisfaction et franchement si je ne dessinais pas des mangas je ne sais pas ce qui pourrait me procurer ce genre de sentiments.

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