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Archive Interview : Jacques Ferrandez, l’ultime chapitre des « Carnets d’Orient »

Plus de deux décennies après la parution de son volume inaugural, voici le point final de la série Carnets d’Orient : Terre fatale, dixième et dernier tome de l’épopée. Jacques Ferrandez revient sur cette grande fresque algérienne.

Casterman : Que ressent-on lorsqu’on achève la toute dernière planche d’une série de dix albums qu’on a commencée plus de vingt ans auparavant ?

Jacques Ferrandez : C’est un sentiment assez déstabilisant. Un curieux mélange : il y a une part de soulagement, parce qu’on a su mener le projet à son terme; et puis un côté baby blues, une sensation de vide. Heureusement, je ne me suis pas arrêté à cette sensation, et je suis très vite reparti sur autre chose.

Casterman : Aviez-vous anticipé, au milieu des années 80, un si long parcours pour vos Carnets d’Orient ?

Jacques Ferrandez : Non, évidemment. Tout ce que j’avais en main au départ, c’était l’histoire de ce peintre arrivé en Algérie au moment de la conquête. Je m’étais simplement débrouillé pour préserver une fin ouverte, avec l’idée de développer une série, peut-être… Ce à quoi Jean-Paul Mougin, alors rédacteur en chef du magazine Corto où était prépubliée l’histoire, m’avait fermement rétorqué; « Une série ? Pas question ! Tu fais d’abord ton album et ensuite on verra… »

Casterman : Son avis a évolué…

Jacques Ferrandez : Disons qu’il était dubitatif. En tant qu’ancien porteur de valises, il regardait avec distance tout ce qui concernait l’Algérie. Mais par la suite, au moment de la sortie de l’album, il ne m’a pas ménagé sa confiance. C’est lui qui a décidé de le sortir à 30.000 exemplaires. À l’époque, c’était de loin le plus gros tirage que j’avais jamais eu.

Casterman : Il y a clairement deux époques dans les Carnets d’Orient, deux cycles presque distincts…

Jacques Ferrandez : Au début, je m’étais dit : si je fais cinq albums, j’en ai pour dix ans. Ça me paraissait une montagne. Et de fait, après le premier cycle, il y a eu une parenthèse de sept ans. Je ne pensais pas en faire un second. Mais beaucoup de gens, de lecteurs, m’ont pressé de continuer. Et il y avait en parallèle, à l’orée des années 90, la situation algérienne qui évoluait et se dégradait très vite sous la pression des fondamentalistes, tandis qu’en France, d’anciens soldats du contingent commençaient à raconter ce qu’ils avaient vécu dans les années 50 et 60. C’est la conjonction de tout cela qui m’a décidé à me lancer dans le second cycle, centré la période contemporaine. Je ressentais la nécessité d’explorer les racines de cette barbarie islamiste, avec l’intuition qu’elle renvoyait en fait à l’époque des « événements » d’Algérie, dont les plaies, de part et d’autre, s’étaient si mal refermées.

Casterman : Toutes les histoires de la série s’adossent à un très gros travail de documentation…

Jacques Ferrandez : À l’origine, je ne connaissais que très peu l’histoire de l’Algérie et de la colonisation. Alors, à chaque fois que je choisissais de traiter une période donnée, j’explorais le travail des historiens, je fournissais un gros effort documentaire. Six mois de recherches et de préparation pour chaque album. C’est aussi pour cela que je ne connaissais jamais mes scénarios à l’avance. Il me fallait d’abord être au point sur le contexte, le décor, la compréhension des événements. Dans ce dernier volume qu’est Terre fatale, par exemple, je me suis interrogé jusqu’au dernier moment pour décider de quel côté il était le plus logique et le plus cohérent que je fasse basculer Octave, mon personnage principal.

Casterman : Quelles ont été vos découvertes les plus marquantes au fil de votre travail ?

Jacques Ferrandez : Il y en a eu beaucoup. Mais l’une des choses qui m’a le plus marqué, c’est le destin de ces Français qui avaient choisi le bon camp au moment de la Seconde Guerre mondiale, dans la Résistance, et qui soudain, moins de vingt ans après, se retrouvaient avec le mauvais rôle. C’est une clé qui permet de comprendre de nombreuses trajectoires personnelles du côté de l’OAS : une certaine forme d’aveuglement, sous-tendu par l’idée que la désobéissance aux autorités pouvait être légitime, et qu’il fallait absolument être fidèle à la parole donnée aux populations locales. Hélas, beaucoup se sont fourvoyés dans cette voie.

Casterman : La série a fidélisé de nombreux lecteurs. Quel feed-back vous renvoient-ils ?

Jacques Ferrandez : Un certain nombre de mes lecteurs ont, d’une manière ou d’une autre, un compte à régler avec leur propre histoire. Il y a par exemple les anciens appelés d’Algérie, ou encore leurs enfants. Qui me disent des choses comme: « J’ai offert votre livre à mon père, et il s’est mis à nous parler de l’Algérie, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. » C’est assez touchant, comme s’il y avait un effet cathartique. Certains m’ont dit, après m’avoir lu: « Vous m’avez rendu mon pays. Merci. » Et des Algériens me disent: « Avec tes albums, on apprend des choses sur l’histoire de notre pays. » Ce sont de beaux moments.

 

Propos recueillis par Nicolas Finet.

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