Interview

Archive Interview: Benoît Sokal à propos de « Kraa »

Après avoir beaucoup fréquenté le jeu vidéo, Benoît Sokal revient pour de bon à la bande dessinée avec Kraa, une histoire violente et exaltée, nourrie de grands espaces.

Casterman : Portez-vous le projet de Kraa depuis longtemps ?

Benoît Sokal : Les origines de ce livre sont multiples. Dans un premier temps, j’avais pensé à un jeu vidéo qui serait un simulateur d’oiseau. Mais, comme j’étais en train de m’éloigner de l’univers du jeu vidéo, l’idée a peu à peu perdu de son intérêt. C’est à peu près à la même époque, il y a deux ans environ, qu’a commencé à se cristalliser, de plus en plus nettement, mon envie de refaire de la bande dessinée de façon active.
Et puisque mes goûts me portent plutôt vers les récits au grand air, c’est en élaborant peu à peu une histoire de grands espaces encore sauvages que j’ai trouvé à réemployer mon idée d’oiseau.

Casterman : Ne plus être totalement impliqué dans la bande dessinée, c’était un manque ?

Benoît Sokal : Une frustration en tout cas. Les codes de la bande dessinée sont très différents de ceux du jeu vidéo, et j’éprouvais fortement l’envie de retrouver et revivre ces manières de faire, qui ont tout de même accompagné une part non négligeable de ma vie professionnelle. J’ai pris conscience, à ce moment, qu’être simplement scénariste ne suffisait pas à ma satisfaction d’auteur.

Casterman : Qualifier Kraa d’histoire écologique, ça vous convient ?

Benoît Sokal : Oui et non. Je ne suis pas du tout un théoricien de l’écologie, mais j’ai la nostalgie des histoires de nature, de grands espaces. C’est un vrai goût chez moi, nourri par les écrivains américains qui font partie de mon monde littéraire, Jack London, Jim Harrison… Il me faut de l’air !
Je ne suis pas certain qu’il s’agisse vraiment d’une sensibilité écologiste, car je trouve souvent les messages écolos un peu lourds et frelatés. Mon attrait pour la nature et l’aventure relève plutôt de la recherche d’un paradis originel, de la quête d’une part d’enfance.

Casterman : Vous ne situez pas exactement la géographie que vous mettez en scène. On pense d’emblée au Grand Nord américain, mais cela pourrait être tout aussi bien la Sibérie…

Benoît Sokal : En fait, je me suis inspiré de ce qui se passe aujourd’hui au sud du détroit de Bering.
Partout, ça se réchauffe, le permafrost fond, et les ressources naturelles qu’il libère excitent les convoitises, c’est la foire d’empoigne. L’atmosphère que j’évoque est plutôt américaine, c’est vrai – les décors peuvent évoquer l’Alaska, la Colombie-Britannique – mais, intentionnellement, je n’ai pas voulu être plus précis. Quant au mélange de populations, il reflète exactement la situation actuelle dans cette région du monde ; il y vraiment de tout là-bas, des Danois, des Américains, des Russes, des Canadiens…

Casterman : Pourquoi avoir situé votre récit vers la fin des années 20 ?

Benoît Sokal : Ce n’est pas très important en soi. Disons que c’est une affaire d’ambiance : cette époque, pour moi, c’est à la fois la décolonisation, Tintin, Les Aventuriers de l’Arche Perdue et la Dépression, qui contraignait les gens à bouger pour survivre.

Casterman : Kraa dépeint, entre autres, l’édification d’une sorte de ville champignon dans un milieu sauvage dont les sous-sols s’avèreront piégés. D’où vous est venue cette idée ?

Benoît Sokal : J’essaie toujours, lorsque je conçois une fiction, de vérifier si mes intuitions sont plausibles.
Je consulte ma documentation écrite ou audiovisuelle, je sollicite mes souvenirs de voyage. Dans ce cas précis, j’ai retrouvé la trace de phénomènes similaires survenus en Finlande, avec des volcans en activité qui ont littéralement fait fondre toute une région, comme une Cocotte-minute. Et puis, j’aimais bien l’idée de construire sur quelque chose de mouvant, presque improbable. La cupidité et la mégalomanie humaines peuvent faire des miracles…

Casterman : Le parti pris narratif est de raconter cette histoire du point de vue, subjectif, d’un oiseau - un aigle. C’est un choix surprenant…

Benoît Sokal : J’ai bien fait un canard. Pourquoi pas un aigle ?!

Casterman : Non, sérieusement…

Benoît Sokal : Disons que c’est ma façon de m’intéresser à l’écologie. La manière de voir des écologistes est souvent très intellectuelle, très construite, très digérée. Mais aller observer les petits oiseaux le dimanche matin n’a pas grand chose à voir avec la Nature, la vraie, qui est un monde cru, brutal. Je voulais un point de vue naturel sur la Nature – d’où l’aigle. Il n’y a aucun jugement dans mon regard. L’aigle aime tuer, et alors ? C’est pour lui un comportement logique, qui répond à un besoin élémentaire. Ainsi font les aigles, voilà tout.

Casterman : Malgré toute l’empathie que vous exprimez pour cette nature grandiose, on a tout de même un peu l’impression que vous n’y croyez plus réellement et que le combat est perdu d’avance…

Benoît Sokal : Il l’est. La nature est vaincue. Le paradis perdu est vraiment perdu. Cela m’attriste, mais j’y suis résigné. C’est aussi ce qu’exprime Kraa : un certain regret pour le temps de l’innocence.

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