Interview

Archive Interview : Joël Alessandra raconte « Le Périple de Baldassare »

A quelques mois de l’an 1666 –l’année de la Bête–, un chrétien d’Orient part en quête d’un livre mythique censé contenir le centième nom de Dieu. C’est Le Périple de Baldassare, lumineuse adaptation du roman d’Amin Maalouf et premier tome d’une trilogie.

 

Casterman : Dans quelles circonstances le projet du Périple de Baldassare a-t-il vu le jour ?

Joël Alessandra : C’est moi qui en suis l’initiateur. Je suis depuis toujours sensible à l’univers de l’Afrique au sens large, et mon travail en bande dessinée témoigne de cette attirance, que ce soit sous forme de fictions ou de carnets de voyage. J’ai par ailleurs la fibre vagabonde. J’ai vécu à l’étranger à différents moments de ma vie – un an et demi à Djibouti, cinq ans à Rome ainsi que de longs séjours au Sri Lanka – et je continue à voyager très fréquemment dans le monde africain : cette année, j’ai séjourné en Ethiopie, en Afrique du Sud, et je rentre d’un séjour au Tchad. C’est à ce double titre que, depuis longtemps également, je fréquente en tant que lecteur admiratif l’oeuvre d’Amin Maalouf, qui rend compte de l’univers moyen-oriental et de cet esprit nomade. Il y avait longtemps que l’idée d’adapter l’un de ses romans en bande dessinée me trottait dans la tête, et comme j’avais noué un contact avec Casterman dans le cadre d’un polar publié chez KSTR, j’ai fini par proposer de mettre en images Le Périple de Baldassare.

Casterman : Aviez-vous l’accord d’Amin Maalouf ?

Joël Alessandra : Au début, non, c’était une simple idée – et d’une certaine manière une idée osée, puisque Maalouf n’avait jamais été adapté en bande dessinée. Mais à partir du moment où j’ai commencé à l’envisager sérieusement, j’ai tenu à obtenir au moins un accord de principe. Sans que nous nous rencontrions, Amin Maalouf m’a donné son OK enthousiaste, et ce sont ensuite nos éditeurs respectifs qui ont finalisé ensemble le cadre du projet. Même si je l’avais souhaité, c’était pour moi très intimidant : Maalouf, c’est un peu le Balzac libanais…

Casterman : Et depuis, vous êtes-vous rencontrés ?

Joël Alessandra : Non, toujours pas. Ce n’est pas nécessaire à ce stade, puisque je suis seul aux commandes de l’adaptation. Le Périple de Baldassare est un assez gros roman, il n’était donc pas possible d’en traiter la transposition en un seul album. La version bande dessinée sera publiée sous forme de trilogie, dont le premier volume, Le Centième nom, paraît ce printemps. J’ai déjà réalisé le découpage général des trois tomes – le deuxième s’intitule Un ciel sans étoile et le troisième La Tentation de Gênes –, ainsi que les trois couvertures, mais seul Le Centième nom est finalisé.

Casterman : Dans quel esprit avez-vous mené ce travail d’adaptation ?

Joël Alessandra : En m’efforçant de rester très proche du roman d’origine, et surtout en respectant le texte de l’écrivain. Amin Maalouf est un conteur incroyable, avec un phrasé fabuleux, et je tenais à restituer dans l’album cette tonalité particulière. Bien sûr, pour mener à bien l’adaptation, j’ai dû couper dans le matériau d’origine, choisir de garder certains personnages et certaines scènes et d’en supprimer d’autres. Mais en ce qui concerne les dialogues et les hors-textes, ce sont, à de rares exceptions près, les mots de l’écrivain lui-même que j’ai utilisés.

Casterman : Cette voix, on la perçoit très bien au fil du livre, puisque Le Périple de Baldassare se présente sous la forme d’un journal. Son narrateur, négociant en livres, est sur les traces d’un ouvrage mythique…

Joël Alessandra : Oui, c’est cela. Baldassare Embriaco est un Génois d’Orient de la seconde moitié du XVIIe siècle, libraire de son état, lancé sur les traces d’un livre, Le Centième nom d’Allah, réputé détenir le salut du monde – un enjeu très important alors qu’il ne reste que quatre mois avant que ne débute l’année 1666, l’année de la Bête… La quête de ce livre mythique sert de prétexte à une grande aventure dans l’espace méditerranéen, aux confins de l’Afrique, de l’Orient et de l’Occident, qui est à la fois un récit de voyage et une histoire d’amour, à la croisée des trois religions monothéistes qui dominent cette région du monde. Les pérégrinations des personnages du livre les emmènent à Constantinople dans ce premier volume, mais ensuite le voyage continuera dans les albums suivants, en Grèce, puis à Londres et enfin à Gênes, la patrie d’origine de la famille de Baldassare. Une sorte de retour sur soi.

Casterman : Le thème des religions est important dans cette histoire…

Joël Alessandra : Oui, c’est un thème majeur, au sens où les religions se côtoient, se rencontrent. Le personnage de Baldassare lui-même est chrétien, mais il est évidemment en contact avec des musulmans, des juifs… Il y a une confluence, des rencontres continuelles, du brassage, des mélanges. Ici comme dans toute son oeuvre, Amin Maalouf plaide pour l’esprit de tolérance, pour l’acceptation des différences.

Casterman : On sent aussi affleurer, même si vous n’en faites pas le coeur du livre, une certaine sensualité…

Joël Alessandra : C’est vrai, l’histoire d’amour entre Baldassare et le personnage de Marta donne du piment à l’ensemble. Mais j’ai fait en sorte que cela reste fidèle au travail de Maalouf : il fait une place à la sensualité, mais avec retenue et pudeur, sans s’appesantir. Son registre, c’est plutôt l’évocation poétique, comme cette phrase que j’aime beaucoup : « Il y a des bras de femme qui sont des lieux d’exil et d’autres qui sont la terre natale. »

Casterman : Sur le plan graphique, vous reconnaissez-vous des influences ?

Joël Alessandra : Pour ce livre en particulier, je me suis souvent inspiré des peintres orientalistes du XIXe siècle. Et pour la bande dessinée en général, je pense que les influences sont évidentes : Hugo Pratt m’a donné le goût du voyage et je me suis certainement nourri des images de Ferrandez, dont la lecture m’a accompagné longtemps, lorsque j’étais plus jeune.