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Mazzeru, explications d’une bande-dessinée proche du livre d’art

Don ou malédiction, en Corse, le mazzeru est un membre de la communauté présenté comme le messager de la mort. Jules Stromboni brosse, à partir cette figure sociale et ancestrale, un conte tragique sur le passage d’un monde à un autre. Il excelle, dans un travail de gravure énergique et brut, à imprimer au récit toutes ses zones d’ombres, tous ses jaillissements de lumière.

Dans le fin fond de l’arrière-pays corse, Jules Stromboni conte l’amour impossible et les destinées croisées de Chilina et Césario. Les deux adolescents vivent chacun une marginalisation propre aux mécanismes superstitieux et traditionnels de leur communauté. Césario grandit dans une ferme à l’écart du village. Il travaille avec sa famille auprès des bêtes ou dans les bois. La nuit, il est en proie à des rêves de chasse, de prédation, qui se révèlent prémonitoires. Chilina est élevée par un père veuf, mélancolique et brutal. Il commet l’irréparable qui la pousse à prendre le maquis.

Le mazzeru dans la tradition corse

Le mazzeru est un motif culturel qui, s’il trouve des échos dans plusieurs folklores, demeure propre aux croyances corses. Il renvoie directement aux temps prénéolithiques et se rapporte au mode de vie des chasseurs-cueilleurs. Il s’agit d’un membre de la communauté désigné par celle-ci comme messager de la mort. Il rêve qu’il part – ou part en rêve – à la chasse et abat un animal. La proie indique alors l’identité d’une personne proche et le rêve devient ainsi prémonition. Dans les villages, le mazzeru a un statut ambivalent. Il est craint et marginalisé puisqu’il tue, qu’il possède le pouvoir de donner la mort. Cependant, il n’est aucunement diabolisé, ni véritablement exclu, car ses dons échappent complètement à sa volonté. En cela, il se distingue du chamane et s’oppose surtout, dans la coutume corse, à la strega. La strega, ou sorcière, est la figure de l’anti-mère qui fait délibérément du mal et à laquelle, dans le récit de Jules Stromboni, pourrait se rattacher Chilina.

Un monde perdu

De la superstition païenne à la posture religieuse, de la vie rurale aux débuts de l’industrialisation, Jules Stromboni ancre son histoire dans les derniers instants d’une société traditionnelle. Dans Mazzeru, chaque élément fait sens et se fait écho. Le moindre choix graphique est porteur d’une information narrative mais celle-ci ne se contente pas de dire ou montrer, elle est pleine d’une charge symbolique tant psychologique que culturelle.

Le processus de passage ou de transition est présent à chaque degré du livre. L’adolescence des protagonistes participe de ce mouvement, tout comme le choix d’une époque et d’un décor rustique et pastoral. Il y a, bien sûr, dans Mazzeru, un amour du pays, une envie de reconstitution matérialisée dans de magnifiques pleines pages purement contemplatives, mais cette tendresse n’est jamais nostalgique. On décèle parallèlement une volonté quasi-ethnologique dans le traitement de l’auteur. Il convoque les savoirs populaires, les différentes propriétés médicinales et symboliques de la flore locale, les rapports sociaux au sein d’un village isolé…

Jules Stromboni évoque les sociétés traditionnelles et, par ce biais, questionne aussi le traditionalisme. La Corse devient alors le point de départ de sujets universels qui résonnent quelquefois de façon aiguë avec l’actualité la plus brûlante et la plus immédiate.

Les ombres et la lumière

Le monde perdu que dépeint Jules Stromboni est aussi la dernière époque de la tragédie, des contes et de la peur dans la forêt. Pour marquer cette influence littéraire, il ponctue son oeuvre de récitatifs en vers libres, parfois rimés. Il puise cette inspiration dans les voceri corses chantés ou déclamés au cours des rites funéraires.

Ces poésies frustes servaient à exprimer la colère toute personnelle ou le désarroi de son interprète. Le reste de la bande dessinée est muette, en noir et blanc, comme la pellicule endommagée d’un vieux film, comme un souvenir qu’on peine à faire remonter.

L’auteur sollicite alors toutes les possibilités narratives du medium pour produire un récit tantôt expressif, tantôt contemplatif, tout en conservant une extrême fluidité.

Les images semblent brossées à la paille de fer, lacérées, tranchées plus que tracées.

Pour Stromboni, le flou des rêves n’est pas une brume éthérée aux couleurs pastel, mais plutôt un filtre rayé, griffé où les formes grésillent de mille teintes de gris, où tout n’est qu’ombre et lumière.

Cette lumière jaillit sans cesse des pages de Mazzeru comme un personnage à part entière. Elle est le fruit d’un labeur et d’une technique où l’artiste est aussi peintre qu’artisan. Chaque image est réalisée en monotype, une pratique de gravure sur plaque de plastique. Jules Stromboni a ainsi réalisé ses dessins presque à l’aveugle, grattant l’acétate au clou, pour n’en révéler le somptueux résultat qu’après coup, au passage de l’encre.

Pour rendre justice à la puissance graphique, aussi brute que les personnages qu’elle représente, l’auteur et les Éditions Casterman ont choisi d’imprimer l’œuvre en grand format, à la taille d’un livre d’art.